CHAPITRE XXVIII
La vague rouge
Le 9 janvier 1943, Mekhlis résume lors d’une conférence d’instructeurs politiques le contenu de la directive du GQG pour l’année qui commence : « Sur les indications du camarade Staline, l’année 1943 doit être l’année de l’écrasement total des envahisseurs allemands[1191]. » Cet optimisme est encore prématuré.
À la mi-janvier 1943, Roosevelt et Churchill se rencontrent à Casablanca. Staline, invité, a refusé de s’y rendre, en arguant de la bataille en cours à Stalingrad. Il a surtout peur de partir aussi loin à l’étranger, et, plus encore, de prendre l’avion. Le 27 janvier, les deux hommes l’informent des résultats de leur conférence où ils ont exigé une reddition sans condition de l’Allemagne, fermant ainsi la porte à une éventuelle négociation qu’ils craignent de voir Staline engager. En même temps, ils affirment à ce dernier l’impossibilité d’ouvrir un second front en France. Ils l’assurent en revanche de leur détermination à « n’épargner aucun effort pour lui envoyer une aide matérielle[1192] », poussant jusqu’au bout la division du travail entre les fournisseurs de canons et les fournisseurs de chair à canon. Les deux hommes retournent à Staline sa tactique de 1939, lorsqu’il attendait que l’Allemagne, l’Angleterre et la France s’usent mutuellement dans une guerre de longue durée. Les Alliés veulent aider l’URSS à vaincre l’Allemagne hitlérienne tout en permettant à cette dernière de saigner à blanc son vainqueur.
Le 31 janvier 1943 marque un tournant décisif de la guerre : à Stalingrad, von Paulus se rend avec ses 91 000 Allemands survivants squelettiques aux pieds, aux mains ou au nez gelés. La bataille de Moscou, en novembre 1941, avait marqué l’échec de la Blitzkrieg, la bataille de Koursk en juillet 1943 marquera la fin du règne des blindés allemands. Mais, dans la conscience de millions d’hommes, c’est bien dans cette ville en ruine de la Volga que s’amorce la déroute finale des armées nazies.
Stalingrad servira à fonder l’image d’un Staline puissant stratège. Cette ville, où il ne s’est jamais rendu au cours de la guerre, jouera un rôle aussi décisif dans sa carrière que vingt-cinq ans plus tôt lorsqu’elle s’appelait encore Tsaritsyne. Staline y avait alors appris à commander, à exiger, à faire pression, à menacer, punir, à agir comme un chef, malgré ses insuccès. En 1943, Stalingrad l’établit dans le rôle de chef de guerre et la victoire lui donne une assurance nouvelle vis-à-vis de ses propres généraux et des Alliés. Il est vraiment, désormais, le Commandant suprême. Il le signifie publiquement : au lendemain de la reddition de von Paulus, il rend public ce titre, resté jusqu’alors secret, et cinq semaines après, le 6 mars 1943, se nomme maréchal. Dès lors, il porte systématiquement la tenue de maréchal qu’il s’est fait couper sur mesure.
Sa biographie officielle donne de ses qualités de stratège une description lyrique dont l’essentiel (en italique ci-dessous) a été ajouté de sa propre main : « Le camarade Staline a magistralement élaboré et mis en œuvre une nouvelle tactique de manœuvre, une tactique de percée concomitante du front de l’adversaire sur plusieurs secteurs, visant à interdire à l’adversaire de rassembler ses réserves en un point, la tactique de la percée différenciée du front de l’adversaire sur plusieurs secteurs, lorsque les percées se suivent l’une après l’autre, visant à contraindre l’adversaire à perdre du temps et des forces dans le regroupement de ses troupes […]. Le camarade Staline devinait et exprimait avec une perspicacité géniale les plans de l’ennemi[1193]. »
Dans un passage entièrement censuré sous Brejnev, Joukov porte un jugement d’ensemble beaucoup plus sévère, quoique mesuré, sur le commandement assuré par Staline. Il souligne que, jusqu’à Stalingrad, Staline s’orientait avec difficulté dans les domaines de la stratégie militaire, de l’organisation des armées et des opérations sur le front ! Bref, le champ de ses compétences était plus que limité. Son ignorance eut des conséquences d’autant plus dramatiques qu’au début de la guerre il s’appuya, pour prendre ses décisions, sur son expérience, d’ailleurs restreinte, de la guerre civile. Il s’intéressait peu, par exemple, aux reconnaissances aériennes. De toute la guerre, l’Union soviétique ne disposa jamais de bonne aviation de reconnaissance.
Ainsi, au cours des dix-huit premiers mois, son incompétence, doublée par une assurance à toute épreuve, coûta cher à l’Union soviétique et à son armée. Jusqu’à Stalingrad, poursuit Joukov, il ne montra qu’une compréhension superficielle de l’interaction des diverses forces armées dans la conduite des opérations, et fut donc incapable de coordonner l’action de l’infanterie, de la cavalerie, des blindés et de l’aviation, sans parler de la marine. Pis encore, au début, ignorant tout des modalités complexes de préparation des opérations sur le front, il exigeait souvent « des délais de préparation et d’exécution des opérations manifestement irréalisables. Suite à ses exigences catégoriques, ces opérations étaient assez souvent engagées alors qu’elles avaient été faiblement préparées et insuffisamment assurées ; non seulement elles n’atteignaient pas leur but, mais elles entraînaient de grandes pertes en hommes et en moyens matériels[1194] ». Sa hâte, son impatience, son mépris de la vie humaine l’amènent à sacrifier pour rien des divisions entières. Il envoie sans cesse au feu de nouvelles unités tout juste mobilisées, sans préparation militaire, et s’emporte contre les généraux qui tentent de le convaincre que cet envoi prématuré au combat de soldats sans formation amènera des pertes superflues ; il les rabroue sèchement : « Inutile de pleurnicher, après tout c’est la guerre. »
Sa direction catastrophique des opérations pendant un an et demi a conduit à l’échec des contre-offensives et provoqué un gâchis énorme en êtres humains et en matériels précieux, ce qui, dans la première année de la guerre, a placé l’URSS en situation d’infériorité. Enfin, Staline n’a aucune connaissance vivante du front et des armées au combat, qu’il ne visite pas. « Il construisit, dit Joukov, toutes ses conclusions sur la base des rapports de ses suppléants, de l’état-major général, des commandants de front et des rapports spécialisés[1195]. » En quatre ans de guerre, Staline fit deux petites visites au front, discrètes et sans portée militaire. La première fois, à la fin d’octobre 1941, il se rendit de nuit sur la chaussée de Volokolamsk, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Moscou, s’arrêta à quelques kilomètres du front, s’entretint avec un commandant et s’en retourna. Après la guerre, faute de photographies, des peintures à l’huile ou des montages le montreront, jumelles à la main, face aux lignes allemandes. Il élabore donc sa stratégie en chambre. Roosevelt ne s’est, lui non plus, jamais rendu sur le front ; mais ils ne prenaient que des décisions politiques.
Faut-il expliquer par la peur d’un attentat ou celle d’une balle perdue sa décision de ne jamais visiter aucune unité sur le front ? Peut-être, mais, quoi qu’il en soit, Staline ne voit pas l’utilité de ce genre de visites. Il prolonge sur le plan militaire son comportement civil : depuis le 13 février 1928, il n’a plus jamais effectué de déplacement dans le pays (sauf pour partir en vacances à Sotchi). Il règne sur une montagne bureaucratique de papiers, de rapports et de dénonciations, du haut de laquelle il tranche, édicte des résolutions, exige, menace, sanctionne. La réalité vivante ne l’intéresse pas. Seule compte pour lui sa transcription filtrée dans le rapport. Si elle résiste à ses ordres, c’est le fait de saboteurs ; si l’Armée rouge n’exécute pas avec succès ses décisions sans fondements, c’est par incompétence de l’encadrement ou lâcheté des troupes. Le même mode de pensée est à l’œuvre.
Néanmoins, Joukov attribue à Staline « le mérite d’avoir rapidement et correctement perçu les conseils des spécialistes militaires, il les complétait, les développait et les transmettait sans tarder […] en instructions, directives et ordres aux armées[1196] ». Le commissaire à la Marine, Kouznetsov, confirme qu’« au bout d’un an ou deux […] il noua des liens plus étroits avec les commandants de front. Il écouta de plus en plus leur avis[1197] ». Le maréchal Koniev souligne que, à partir de 1943, les plans de presque toutes les opérations furent établis sur le front, mais il ajoute : « Le Grand Quartier général – c’est-à-dire Staline – se mêlait parfois même de fixer le moment précis où nous ferions donner les tanks. Il n’en sortait évidemment rien de bon[1198]. » Le maréchal Bagramian fait un constat à peu près identique en insistant sur les qualités démontrées par Staline après la bataille de Koursk. « Je ne peux pas, dit-il, ne pas évoquer ses extraordinaires capacités d’organisateur, sa mémoire étonnante, phénoménale même, sa capacité à saisir rapidement l’essence de telle ou telle proposition, de les résumer, de les généraliser, et le plus souvent d’en tirer des décisions correctes[1199]. » Joukov insiste sur ses grands talents d’organisateur[1200]. Le maréchal Vassilevski, chef de l’état-major à partir de mai 1942 et vice-commissaire à la Défense, a rencontré Staline plus de deux cents fois pendant la guerre. Il souligne lui aussi ses qualités d’organisateur, sa grande capacité de travail, sa mémoire exceptionnelle. Pour lui aussi, Staline a changé à partir de l’automne 1942, mais dans ses conversations avec Simonov, Vassilevski affirme : « Il savait profondément pénétrer l’essence d’un problème et suggérer une décision militaire […]. Mais il était avec moi et avec les autres grossier, incroyablement, insupportablement grossier et injuste[1201]. » Et Joukov souligne qu’« il se mettait en rage pour de simples détails non réglés[1202]. ». L’humiliation est son mode de commandement permanent.
Le constat est à peu près général : Staline a, au bout d’un an et demi, opéré une mutation qui lui permet de mieux maîtriser la conduite des opérations, et qui se traduit par un changement de comportement : il devient plus posé, plus tranquille, plus sûr de lui, moins irritable et moins emporté, malgré de violents accès de colère intermittents. Son apprentissage a été coûteux ; il lui aura fallu un an et demi de revers et d’insuccès, six millions de morts et de prisonniers, pour se former. Et puis la mutation n’est pas complète. Ainsi, quoique peu à peu convaincu qu’il faut lâcher la bride aux chefs militaires, il contrôle toutes leurs décisions et convoque à tout propos les commandants de front, même au beau milieu d’une opération dont ils assument la direction ; le moindre retard le met en colère. Joukov note ailleurs un autre trait de caractère de Staline, qui s’avère gênant face à la mobilité allemande : « Il n’aimait pas modifier ses décisions[1203]. » Mais « l’homme au dos raide » n’est pas seulement atteint de raideur physique. Pris au piège de son propre culte, il admet difficilement qu’il ait pu se tromper ou que les événements démentent son pronostic. Il faut que les faits lui forcent la main pour qu’il change.
Il éprouve un vif respect pour le maréchal Chapochnikov, qu’il place à la tête du Grand Quartier général en septembre 1941 ; c’est le seul à qui il permette de fumer dans son bureau. Cette complicité remonte à la guerre de Pologne en 1920 ; Chapochnikov avait alors écrit dans la revue militaire qu’il dirigeait un article contre « Le jésuitisme des Polaks ». Trotsky, furieux de ce chauvinisme, avait supprimé sa revue. Deux raisons pour Staline de l’apprécier. Il estime aussi Vassilevski parce qu’il est capable, en cas de désaccord avec lui, d’argumenter son point de vue. Joukov énumère encore dix-sept autres chefs militaires, tous à l’en croire estimés et respectés par le Commandant suprême. Mais sa liste est trop longue. Tito a d’ailleurs un jour entendu Staline morigéner grossièrement au téléphone l’un d’eux, le maréchal Malinovski, dont les troupes piétinaient et qui réclamait des tanks : « Tu dors dans ton coin, tu dors […]. Tu dis que tu n’as pas de tanks. Ma grand-mère n’aurait pas besoin de tanks pour se battre. Il est temps que tu te remues. Tu as compris[1204] ? » Staline a plusieurs fois rudoyé Vassilevski, qui évoque d’ailleurs dans ses souvenirs un télégramme brutal en date du 17 août 1943. Alors pris sur le front par les durs combats dans le Donbass, Vassilevski n’avait pu envoyer avant le 16 à minuit le rapport quotidien exigé du chef d’état-major. Staline lui adressa le télégramme suivant : « Il est maintenant déjà 3 h 30, le 17 août, et vous n’avez pas encore pris la peine d’envoyer au GQG le rapport sur le bilan de l’opération du 16 août et sur votre appréciation de la situation […]. Je vous préviens que si vous vous permettez une seule fois encore d’oublier votre devoir devant le GQG, vous serez écarté de vos fonctions de chef de l’état-major général et serez rappelé du front[1205]. » Il mettait ainsi à rude épreuve les nerfs de tous ses collaborateurs, subordonnés, civils et militaires.
Il aime d’ailleurs à rudoyer ses généraux. Lorsqu’il enlève à Rokossovski le commandement du 1er front biélorusse, malgré ses brillants états de service, il ne peut s’empêcher de ricaner : « Pour les offenses, nous ne sommes pas des enfants de chœur[1206]. » Mais il n’a pas avec eux la même attitude qu’avec les « spécialistes militaires » de la guerre civile. Ces gradés de 1941, sans passé politique, sont ses subordonnés et ses créatures. C’est lui qui a promu ces chefs formés par son Précis d’histoire de 1938 et qu’il peut déplacer à son gré. Par ailleurs, il fait valser les titulaires de postes de commandement de la même façon qu’il déplace les secrétaires de comités régionaux. En quatre ans de guerre, il change ainsi quatre fois de chef d’état-major : Chapochnikov, Joukov, Vassilevski, Antonov Et il déplace jusqu’à dix fois certains commandants de front et d’armée, pour sanctionner un échec, mais aussi pour les tenir en haleine et leur rappeler sans cesse qui commande. Volkogonov dit fort justement : « On a parfois l’impression que Staline prenait le théâtre des opérations pour un échiquier dont il lui était très agréable de déplacer sans cesse les pièces et les pions[1207]. »
La brutalité méprisante avec laquelle les officiers allemands et les SS traitent la population a favorisé l’émergence, dès le printemps 1942, d’un mouvement de partisans sur les arrières de la Wehrmacht, surtout en Biélorussie. Dans cette République ravagée, il rassemble en 1943 près de 350 000 hommes, qui sabotent les trains et multiplient les raids contre la Wehrmacht dont ils immobilisent plusieurs divisions. Ils contrôlent ainsi plusieurs régions, où ils installent un pouvoir réellement soviétique, reposant sur l’assemblée générale des habitants. À l’été 1943, Staline y met bon ordre en soumettant le commandement central des partisans installé à Moscou à l’autoritaire Ponomarenko, ancien Premier secrétaire du Parti de Biélorussie.
La Wehrmacht recule sur l’ensemble du front du Caucase qu’elle abandonne au printemps. En mars 1943, Staline exige l’accélération de la traversée de la Manche, dite « opération Overlord », vaguement promise par la Grande-Bretagne. Le 6 avril, Churchill lui écrit : « J’ai pleinement conscience de l’énorme fardeau supporté par les armées russes[1208] », qu’il lui est malheureusement impossible d’alléger. Le 5 mai, Roosevelt soupire : « Vous accomplissez un travail grandiose[1209] », auquel il ne peut toujours contribuer que par la fourniture de matériel. Les deux hommes finissent par lui promettre, du bout des lèvres, une ouverture du second front en Europe au cours de l’été ou de l’automne 1943, pendant que Staline fait truffer la recherche atomique américaine d’espions dont les rapports le laissent indifférent. Ils se contenteront d’ouvrir un fantôme de second front en débarquant le 10 juillet en Sicile, très loin de la frontière allemande. Churchill veut d’abord rétablir le contrôle britannique sur la Méditerranée.
Le 13 avril 1943, Radio Berlin annonce une découverte sensationnelle : le charnier de Katyn, où gisent les cadavres des 4 500 officiers polonais abattus par le NKVD en 1940. Moscou nie et attribue, contre l’évidence, le massacre à la Wehrmacht. Étrange coïncidence, le 14 avril, Jacob Djougachvili est abattu, pour une invraisemblable tentative de fuite, au camp de Sachsausen, par un gardien de camp, seul témoin de son acte, arrêté peu après par la Gestapo et envoyé sur le front russe. Dès que la nouvelle parvient à Moscou, Staline fait libérer sa femme, Ioulia Meltzer, déchargée de toute responsabilité dans la « trahison » de son mari. La tentative de fuite et l’assassinat de Jacob sont à ce point inexplicables qu’un journaliste russe y a vu une mise en scène pour dissimuler l’échange de Jacob contre des officiers allemands. Staline l’aurait reçu un soir au Kremlin et fait abattre le lendemain ! Si ce roman-feuilleton est invraisemblable, l’assassinat de Jacob, sa date et la libération de sa femme aussitôt après n’en restent pas moins énigmatiques. Selon la dirigeante communiste espagnole Dolorès Ibárruri, dite la Pasionaria, alors réfugiée à Moscou, Staline aurait, en 1942, confié à un Espagnol, José Parra Moya, ancien combattant de la guerre d’Espagne infiltré dans la division franquiste Azul, envoyée sur le front russe, la mission d’organiser avec un commando l’évasion de Jacob[1210]. Une seule chose est sûre : à la proposition allemande d’échanger son fils contre von Paulus, Staline répondit qu’il se refusait à troquer un maréchal – sur lequel il avait des vues politiques – contre un simple capitaine, que, par ailleurs, il ne pouvait supporter. Le gouvernement polonais émigré de Londres ayant protesté contre le massacre de Katyn, Staline rompt les relations diplomatiques avec lui.
Alors même que la Wehrmacht occupe encore une partie de la Russie d’Europe, Staline pense aux surlendemains de la victoire. Il fait créer, par un décret du présidium du Soviet suprême du 22 avril 1943, un organisme répressif supplémentaire : le « bagne » (katorjnye raboty), camp spécial au régime particulièrement sévère, destiné aux coupables de haute trahison (collaboration active avec l’occupant) non condamnés à mort. Affectés à l’extraction du charbon, de l’or et de l’étain, dans le Vorkoutlag et l’Ousvitlag (au nord-est), ils sont condamnés à dix, quinze ou vingt ans de travaux forcés dans des conditions inhumaines (journée de travail de douze heures, rations réduites, etc.) qui leur laissent peu de chances de survie.